Le Mensonge

Pourquoi mentons-nous, et que révèle cela sur nous ?

La moralité comme l’art, consiste à tracer une ligne. La question est de savoir : où la placer ?

Oscar Wilde

Je ne mens jamais, je mens toujours. Le récit qu’on se raconte trouve toujours un moyen de s’arranger avec la réalité. Le mensonge nuit et semble indissociable de nos existences. Il rejoint l’idée que c’est mieux ailleurs, que  d’autres vies sont meilleures. J’aime me dire que je me bats contre le mensonge, mais je n’y arrive pas toujours.
Le risque, c’est de tomber dans la complaisance avec notre propre mensonge et de ne plus savoir distinguer le vrai du faux.


Telle une résolution de la nouvelle année, je parlerai de manière franche tout le temps. Au moment même où j’écris cela, j’imagine déjà des situations intenables.

Les recherches en psychologie suggèrent que les gens mentent au moins une fois par jour.

Mentir, ou ne pas tout dire pour éviter de blesser inutilement une personne c’est ce qu’on appelle le mensonge blanc. Puisque l’intention initiale est bienveillante, est-ce vraiment si grave ?
Les mensonges dits "blancs" nous permettent de sortir de situations inconfortables, mais ne s’agit-il pas simplement de mettre la poussière sous le tapis ? Mesurons-nous réellement les conséquences des mensonges que nous produisons ?

Dans les faits, on les porte littéralement, ils peuvent prendre le dessus sur notre personnalité.

On ment parfois pour obtenir des faveurs, croyant être plus malin que l’autre. Mais au fond, qui trompons-nous ?

Dans son livre Toute la vérité (ou presque) sur la malhonnêteté, Dan Ariely consacre un chapitre entier pour illustrer la tendance humaine aux petits mensonges et explique qu’avec la pratique, les humains s’améliorent. En somme, on prend goût à mentir.

Il s’agit d’une expérience proposée aux étudiants du MIT, qui consiste à passer une série de tests. Le but est d’observer dans quelles conditions et dans quelle mesure les étudiants peuvent tricher lorsque l’occasion se présente. Dans l’exemple choisi, un élément supplémentaire est ajouté : on propose aux étudiants de porter de fausses lunettes de marque Chloé.

Ce qui nous amène aux questions suivantes : nous sentons-nous moins légitimes lorsque nous portons des imitations ? L'achat de faux accessoires de mode aurait-il des incidences négatives et inattendues ?

Nous avons constaté, avec l'expérience des lunettes Chloé, qu'en matière de triche, nous nous comportons à peu près de la même façon que pour un régime. Une fois que nous commençons à enfreindre nos propres règles, par exemple en termes de régime alimentaire, nous avons beaucoup plus de chances d'abandonner toute velléité ultérieure de nous maîtriser. Et à partir de là, nous risquons fort de succomber à la tentation d'autres agissements répréhensibles.

Les répercussions du fait de porter des contrefaçons signifient que nous payons tous le prix de la contrefaçon en termes moraux. La falsification modifie notre comportement, notre image de nous-mêmes et notre perception des autres.

Il conclut ‘ Les contrefaçons nous font tricher davantage’.
L’exemple peut paraître anecdotique, mais il rend bien compte de nos comportements. Dans les situations du quotidien, les comportements que l’on justifie en se disant que l’on protège un proche, supposément incapable, d’entendre, d’accepter ou de supporter la vérité.

Croire qu’on sait ce qui est mieux pour l’autre, juger les capacités des autres tout en prétendant préserver leur santé ? Moi, j’appelle ça de l’hypocrisie.
Sous prétexte de protéger, on refuse d’accepter et d’accueillir, à cet instant précis, la douleur que l’autre pourrait ressentir face à la vérité. On se dérobe à l’idée d’accompagner l’autre lorsque cette vérité éclate, incapable d’affronter la déception dans ses yeux.
C’est une peur profonde : celle de ne pas être à la hauteur face à la vérité, cette vérité crue, dure, implacable. Elle frappe sans détour, refuse les artifices et ne se laisse pas emballer dans un joli papier cadeau.


Cela étant dit, je ne crois pas que la majorité des gens soit mal intentionnée. Alors, pourquoi, après 2000 ans d’évolution, le meilleur mécanisme trouvé, la solution optimale adoptée dans nos relations, reste-t-elle le mensonge ? Il est partout.

La théorie de Gary Becker veut qu’en matière d’honnêteté, comme dans la plupart des domaines, nos choix reposent sur une analyse coûts-bénéfices.
Au cours d’une journée, nous pouvons avoir plusieurs occasions de tricher, mais est-ce que nous les saisissons toutes ?
Et puis, des fois, on fait des choses par pur altruisme, comme par exemple vendre les meilleures tomates aux aveugles.

Pourtant on continue. Les enfants de deux ans sont capable de mentir.

Les recherches montrent que les enfants ont besoin d’explorer et de tester les limites d’un nouveau concept avant de le comprendre. Mais le fait qu'ils racontent des bobards n’est pas une si mauvaise nouvelle, car cette capacité prouve que le développement cérébral de l’enfant se déroule bien. Mais c’est un autre sujet…


Je ne sais pas si le psychologue Lawrence Kohlberg, à l’Université de Harvard, s’est intéressé au sujet du mensonge lorsqu’il a mené ses recherches sur le ‘développement moral’ des enfants en les catégorisant par genre. Mais voici ce que cette recherche a inspiré comme réflexion.

Carol Gilligan, psychologue et l’une des plus grandes penseuses contemporaines, publie son ouvrage majeur Une voix différente (1982). Elle critique Kohlberg dans son travail, l’accusant de privilégier les voix des garçons au détriment de celles des filles. Elle répond à la question : la voix morale est-elle genrée ?

Mais ce qui résonne véritablement avec mon sujet d’aujourd’hui, c’est ce que Carol Gilligan a découvert lors de ses entretiens avec des adolescentes. Celles-ci commencent à mentir délibérément aux questions, en donnant la réponse socialement attendue. En effet, les filles comprennent très bien les règles non écrites qu’elles doivent respecter pour s’intégrer dans un cercle d’amis, ce qu’il faut dire, ou surtout ne pas dire, pour plaire ou obtenir une promotion. D’une manière générale, nous avons toutes, à un moment donné, cédé à ce jeu.

Elle-même, Carol Gilligan, admet que, dans ses débuts de carrière à Harvard, elle a été encouragée à faire ce ‘marché’ avec le patriarcat. Après ses recherches, elle a dénoncé ce mécanisme qui fait taire les voix qui ne souhaitent pas se conformer.
Comme si nous avions deux voix : l’une, qu’elle appelle l’inner voice (la voix intérieure), que l’on tait souvent, et celle que l’on utilise librement.


Et si l’on n’utilisait que la voix intérieure ? En me posant cette question, je suis tombée sur le concept d’"honnêteté radicale", créé par Brad Blanton, psychothérapeute.

Exprimer des émotions inconfortables et des secrets libère notre attention, nous permettant de vivre notre vie plus pleinement. Cela nous aide à traverser ces sentiments difficiles, plutôt que de nous y laisser coincer.

Il suggère de pratiquer l’honnêteté radicale, surtout dans les relations personnelles, en précisant, je cite : "Mais si vous cachez Anne Frank dans votre grenier et que les nazis frappent à votre porte, mentez..."

Si l’on disait tout ce que l’on ressentait, en se concentrant surtout sur soi et uniquement sur son ressenti… À première vue, cela semble une démarche très égoïste, mais Brad Blanton nous assure que, sur le long terme, cette attitude ne peut qu’améliorer nos relations avec les autres.
Mais en attendant ? Serait-on davantage isolés les uns des autres ?
Pourrait-on exprimer la déception ressentie auprès de nos parents ? Et serions-nous prêts à entendre que nous avons déjà déçu nos enfants ?
L’honnêteté radicale refuse le masque de la bienséance. Pourtant, je constate qu’en France et en Arménie, les personnes tentées par cette pratique risqueraient de passer pour des personnes grossières, des goujats.
En somme, on les mépriserait, car elles refuseraient les règles du jeu.

Alors, on utilise le second degré, la plaisanterie, pour dire ce qu'on a à dire, pour exprimer quelque chose de désagréable. D’autres encore passent par des messagers, une tierce personne, pour cela.
Mais peut-être que si l’on se disait la vérité, on arrêterait de rêver d’ailleurs, d’autres vies, d’autres possibilités, d’autres horizons. Cela semble triste, mais la déception, la tristesse, la honte, qui découlent inévitablement du mensonge, me semblent peser plus lourd sur la balance que les chimères que la société nous fait passer pour de l’ambition.
Le mensonge est un lieu de perdition.

Nous voulons une explication à notre comportement et au fonctionnement du monde qui nous entoure, même si nos piètres justifications ont peu de choses à voir avec la réalité. Nous sommes des conteurs par nature et nous nous racontons histoire sur histoire jusqu'à trouver une explication qui nous convienne et semble raisonnablement crédible. Si par-dessus le marché cette histoire redore notre blason, c'est tout bénéfice. Comme nous l'avons constaté, nous autres êtres humains, nous sommes tirés par un conflit fondamental entre la tendance profondément enracinée que nous avons à mentir à nous-mêmes et aux autres, et le désir de nous considérer comme des personnes bonnes et honnêtes. Si bien que nous justifions notre malhonnêteté en nous berçant d'histoires démontrant en quoi nos actes sont acceptables, voire même admirables. Bref, nous excellons à nous embobiner nous-mêmes.

Ressources :

Livre Dan Ariely Toute la verité ( ou presque ) sur la malhonnêteté

Podcast Lauren Bastide Carol Gilligan

Pourquoi les enfants mentent-ils ?

Pourquoi nous sommes si mauvais pour détecter les mensonges

Toute la vérité, rien que la vérité : j’ai testé l’honnêteté radicale - Le nouvel Observateur

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Par Loucine Asatryan

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