La honte

Il y a ceci dans la honte ; l’impression que tout maintenant peux vous arriver, qu’il n’y aura jamais d’arrêt, qu’à la honte il faut plus de honte encore. Annie Ernaux

Il y a ceci dans la honte ; l’impression que tout maintenant peux vous arriver, qu’il n’y aura jamais d’arrêt, qu’à la honte il faut plus de honte encore.

Annie Ernaux

Au commencement, il y avait de la honte. Parmi tous ces souvenirs d’enfance biaisés, enjolivés sans doute, il y en avait un qu’elle revoyait encore aujourd'hui. Une petite fille de 5 ans découvrant la joie pure de la mer et la colère qui lui est tombée dessus, d’une tante éloignée, à cause du maillot enlevé sur la plage.

Comme si le corps d’un enfant de 5 ans pouvait être considéré comme un objet sexuel par les personnes sur la plage.

Elle devait avoir honte de sa nudité, de son corps.

Bien sûr, il ne s’agit pas d’imposer sa nudité à qui que ce soit.


Je fais toujours le parallèle avec la culture arménienne et la française, non seulement parce que je suis arménienne, mais aussi parce que cela permet de mettre les choses en perspective.

Dans ma culture, la honte se glisse dans tous les domaines. Elle est la maîtresse de nos décisions, de nos engagements dans l’espace public, qui de fait devient timide.

Le mot pudeur existe bien sûr, mais il est plutôt utilisé surtout à l’écrit dans le cadre d’un vocabulaire soutenu.

Dans les faits, on apprend majoritairement aux petites filles qu’il faut avoir honte :

Honte de sa catégorie sociale, honte de ses origines, honte du traitement dont on bénéficie, honte corporelle. À un degré un peu différent, ces observations sont vraies en France aussi.

Le corps de la femme est sexualisé, réduit à la fonction reproductive.

Avant même de prendre conscience de son identité, petite fille hier, jeune fiancée, et mère de quelqu’un.

L’hypocrisie peut être poussée à l’extrême : la femme enceinte est invitée à ne pas exhiber son ventre. C’était vrai en Arménie il y a quelques années, et cela reste vrai dans d’autres régions du monde aujourd’hui. Ou encore la « malédiction » des femmes, ou tout autre nom donné à l’état menstruel. Certes, des mesures ont été prises pour présenter le cycle menstruel comme un processus naturel, mais de préférence, il doit rester indétectable.

Sous des couches de pudeur, se cache la seule volonté de brider la pensée et le corps des femmes.

On parle de pudeur en voulant imposer la honte. Mais la pudeur, c’est une affaire intime.

Ce n’est pas une ode à l’exhibitionnisme. Je suis du côté du droit à une vie privée, du droit au secret.

Le manque d’espace et d’intimité ne peut que déclencher un arrachement brutal.


Mais aujourd’hui, c’est la honte, comme empêchement, que j’ai envie de questionner. Celle qui devient une mode de vie, elle est dans le corps, pas vraiment tangible.

On entre dans la honte, écrit Annie Ernaux.

Il leur avait donné à chacun un manteau de laideur à porter et ils l'avaient accepté sans poser de questions. Le maître leur avait dit : "Vous êtes des gens laids". Ils s’étaient regardés et n'avaient rien vu qui contredisait cette affirmation. Ils avaient même vu une confirmation dans chaque panneau publicitaire, chaque film, chaque regard. Et ils avaient pris la laideur dans leurs mains, ils se l’étaient jetée sur les épaules comme un manteau et étaient partis dans le monde. » Toni Morrison parle de la honte dans son roman *The Bluest Eye*, publié en 1970.

En 2024, la différence est toujours stigmatisée et génératrice de honte.

Une transition professionnelle, l’acquisition d’une nouvelle nationalité, le fait de ne pas pouvoir avoir d’enfants ou de ne pas se reconnaître dans son corps : ces situations peuvent être marginalisantes. On se retrouve en dehors de la norme. La norme, qui peut également être synonyme d'exclusion.

La honte est donc une émotion qui se vit avant tout par rapport aux autres. Elle est inculquée aussi par une tierce personne.

Mais tout le contresens de la honte est tu, reste secret.

Comme l'explique Brigitte Karcher au micro du podcast *Les émotions* :

La honte fait partie des émotions liées à la conscience de soi, car c'est le soi qui est évalué, le soi de manière positive ou négative. La honte serait donc une émotion secondaire construite à partir d'émotions primaires comme la peur et la rage. La peur, parce que l'on est épouvanté à l'idée que l'autre découvre notre secret. La rage, parce que l'on est en colère contre nous-mêmes à cause de l'image que l'on a.

On imagine qu'un autre récit, un autre soi, est possible.

Parfois, dans les comportements des personnes âgées, des personnes ayant changé de statut social, des personnes déplacées, j’aperçois, j’interprète du moins, cette honte d’exister, d’être là, de mouvoir ce corps dans cet espace là, d’être lassé de cette vie-là, de n’avoir aucunement envie d’être là, mais d’être incapable d’être ailleurs.

Honte d’avoir perdu lors de la répartition des cartes de la vie.

Honte de voir l’abondance dans le monde et de ne pas avoir su prendre partie.

Honte d’avoir épousé le noir comme la couleur principale de sa vie.

Honte d’avoir fait le choix de partir.

Honte d’avoir peur, toujours avoir peur de manquer d’argent.

Honte de ne pas avoir réussi à faire prendre la responsabilité de sa vie.

Honte d’avoir cru que c’était possible.

Honte d’être là.

Serge Tisseron explique dans son livre *La honte* ce mécanisme.

Faire cohabiter les deux mondes peut paraître simple au début.

Le cas des situations d’immigration : il est alors courant que les idéaux de la culture d’accueil entrent en concurrence avec ceux de la culture d’origine.

Certains immigrés rejettent leurs valeurs d’origine et en ont honte. Mais ils risquent alors de perdre les repères socioculturels de leur passé. D’autres, au contraire, rejettent les valeurs du pays d’accueil qui sont jugées honteuses. Si ce refus des valeurs du pays d’accueil est global, l’immigré continuera toujours à souffrir de son exil.

Ressources :

Annie Ernaux La Honte

Serge Tisseron La Honte

Podcast :

Emotions : Avoir honte, c’est normé

Philosophy is sexy : La pudeur

La newsletter de Louciné Asatryan

Par Loucine Asatryan

Les derniers articles publiés