Mes 33 ans

Un texte intime, dans lequel je vous raconte un épisode qui a changé le cours de ma vie professionnelle, mais pas seulement : je partage également mes réflexions sur la notion de Kairos.

Je me revois en train de lire le texte "Sur le tard" de Charlotte Moreau, qui témoigne dans une interview du fait qu'elle avait découvert "sur le tard" une facette de son métier. Et sentir comme une décharge dans mon corps… mais oui, évidemment, qu’on peut !
Le jour de mes 33 ans, j’ai su ce que je voulais faire de ma vie professionnelle.
Le jour de mes 33 ans, mon frère m’a dit d’assumer ma décision de partir et de ne pas regarder en arrière.
Le jour de mes 33 ans, je vivais un moment charnière.
Vous l’aurez compris, ce jour-là est gravé dans ma mémoire. Mais avant d’aller plus loin, je voulais partager un épisode intime, mais aussi universel, car c’est tout mon propos ici.
Il s’agit de décrire l’aliénation ressentie dans un milieu qui ne nous correspond pas, que ce soit familial, professionnel ou amoureux.
Ce sentiment s’apparente à une forme de refus de sa propre réalité, et on finit par modeler un personnage méconnaissable dans le miroir. Quand on entend sa propre voix, les phrases répétées mécaniquement au téléphone, on se prend de pitié.
Depuis quelques années, je ne voulais plus fêter mon anniversaire.
Cette année-là, le jour de mon anniversaire, j’étais en télétravail (peut-être l’envie d’être physiquement loin des ex-collègues était déjà bien là, sans pour autant qu’ils soient particulièrement désagréables). J’étais traversée par un refus catégorique de partager un gâteau, échanger des sourires forcés et recevoir des félicitations de personnes qui ne me sont pas proches.
L’année d’avant, le jour de mon anniversaire, je m’étais rendue au travail comme si de rien n’était.
Je n’ai pu répondre aux appels des miens qui voulaient me souhaiter un joyeux anniversaire, pour ne pas révéler des soupçons.
Là encore, je ne voulais pas fêter mon anniversaire avec des gens qui ne me connaissaient pas pour de vrai, moi la vraie, sans des couches de bienséance forcée.
Je n’étais pas suffisamment en confiance pour partager ma joie. Cela peut paraître étrange, mais il est communément admis de partager sa peine avec des gens intimes, mais je leur réserve mes joies aussi.
Et il se trouvait qu’à ce moment-là, la plus grande partie de mon cercle était en dehors des frontières de la France.
Je me suis offert une manucure pour mon anniversaire.
L’administration française m’a enfin autorisée à voter ce jour-là. Cela faisait 10 ans que je vivais en France et cela faisait 4 ans que j’avais entamé les démarches.
Et ça aussi, j’ai tu ce jour-là au travail. De manière générale, j’ai dit brièvement que j’avais acquis une deuxième nationalité. Pas par refus vers la nationalité française dans les valeurs théoriques auxquelles je me reconnais complètement. Non, c’est plutôt que le chemin parcouru pour l’obtenir a été très dur, semé de doutes, sous-entendu que je trahis la part arménienne en moi. Mais la vision binaire du monde qui se glisse dans tous les domaines du public jusqu’au plus intime m’insupporte. De plus, ce n’est pas le sujet de ma lettre d’aujourd’hui.
Avec un an de recul, je m’interroge : qu’est-ce que cela fait que j’ai su de manière certaine, non seulement ce que j’avais à faire, mais aussi que c’était le moment propice ?
Le Kairos, j’ai su saisir le kairos.
Le concept philosophique qui a été introduit dans nos pensées par les Grecs antiques. Il s’agit de l’aspect temporel de nos actions. Quelle est la place qu’on lui attribue, comment savoir si c’est le bon moment ? On le sait après coup. Face à une décision, je doute, les choix sont multiples, les arguments me tiraillent, et la peur est la pire conseillère. Sauf quand la décision s’impose avec force. C’est viscéral, on ne peut autrement. Impossible de prévoir ou de la préparer. Le moment de bascule.
Qu'est-ce que cela fait que, pendant des années, on entende ces résolutions ou ces promesses faites à soi-même qu'il faudrait…

  • faire du sport,

  • arrêter de fumer,

  • changer de métier,

  • déménager,

  • divorcer ?

Nous avons des exemples dans notre entourage qui accomplissent ces expériences. Ils nous impressionnent et nous renvoient à notre propre incapacité.
Et puis, un jour, on se remet vraiment au sport, ou on quitte un amoureux ou un travail comme dans mon cas, et j’utilise volontairement le verbe quitter, car je n’ai pas démissionné, je ne suis pas partie, on ne m’a pas mise dehors. Non, j’ai quitté ce monde professionnel car il était trop loin du mien.
Et j’avais déjà envisagé des milliers de fois de le quitter, mais jusqu’au jour de mon anniversaire et la lecture de cette lettre, l’acte de quitter me paraissait irresponsable, hors de ma portée.
Je ne suis pas du côté des éloges des idées volontaristes, et dans la vraie vie, le déclic du changement ne se fait pas instantanément.
Et puis parfois, il y a beaucoup de choses en jeu : la famille compte sur la stabilité financière, ou la promotion est vraiment à portée de main. À y chercher, on trouve toujours des raisons objectives pour ne pas faire ce qu’on souhaite véritablement.
Alors la tentation peut être grande de tomber dans l’inaction, attendre le moment opportun, douter, céder à la peur, faire ce que la société attend de nous.
On a raté le kairos, et une fois encore, on l’a compris après coup.
Car le voyage au Japon ou l’activité de la poterie qu’on voulait faire à la retraite ne va finalement pas se faire, car la retraite est arrivée, mais on n’est plus habité par cette envie. Soit notre corps ne nous suit plus.

La sauce secrète du Kairos (de la bonne décision au moment propice) m’échappe toujours.

Un concours de circonstances, un ras-le-bol, une détermination, une passion enfin verbalisée, des encouragements ou, au contraire, les réserves de l’entourage, l’entraînement au quotidien, la répétition ou peut-être tout cela à la fois. Je ne saurai nommer cette chose qu’on sent dans notre for intérieur, qu’on est prêt, suffisamment en confiance pour le faire.
Un long cheminement, rempli de doutes, des mécanismes connus et rassurants qui vont nous vouloir ramener à ce qu’on connaît.
La seule issue que j’ai trouvée dans les moments de doutes, c’est de chérir le souvenir de la joie et le soulagement ressentis lors de mon 33e anniversaire, dans mon salon, en lisant une autrice qui disait que oui, c’était possible.

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Par Loucine Asatryan

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