La Rupture

La tension entre l'idéal de la famille en tant que refuge et les réalités parfois douloureuses des relations familiales. L’idée que les non-dits et les rancunes peuvent éroder ces liens jusqu’à provoquer une rupture. Une invitation à questionner les notions de responsabilité et de sacrifice au sein de la famille.

Je ne crois pas que la globalisation ait prévu de créer des familles à distance.
Pourtant, c’est ce que nous vivons et nous n'avons pas les codes.

Même si, lorsque nous sommes liés biologiquement, nous avons un capital de départ censé nous faciliter la vie.
J’ai grandi avec l’idée que c’est mon socle, le rivage sur lequel je finirai par échouer, toujours, quoi qu’il arrive, l’alpha et l’oméga de mon existence.
Et j’ai cru. J’ai cru jusqu’au jour où la rupture fut définitive.
Elle ne s'est pas faite nette, non, petit à petit, telle une déchirure maladroite.
Comment, un jour, on raye quelqu’un de sa vie ? On arrête de lui parler, comme si cette personne n’avait finalement jamais existé dans notre vie.
Est-ce que c’est totalement anodin, sans conséquence sur notre vie ? Ou bien, des années après, on le regrettera, quand la personne sera partie, ou continuera-t-on notre existence sans aucun remords, en se disant qu’on s’en porte mieux ?
Et quand cette personne est quelqu’un de notre famille, le cadre que l’on privilégie le plus au monde, le lieu sacré, auquel on obéit sans se poser de question, que l’on ne choisit pas, mais que l’on se doit d’aimer.
La rupture  est le résultat d'années de rancune, de non-dits, justement parce que la famille est souvent tout sauf un endroit où l’on peut dire librement les choses.
Et quand les non-dits prennent plus de place que le bien que l’on se fait mutuellement, on atteint le point de non-retour, où l’autre nous apporte plus de souffrances que de joies.
Mais le rôle de la famille est-il vraiment de nous apporter de la joie ?
Quand je dis famille, je pense plutôt à confiance, une sorte d’assurance, de sécurité. Ces sentiments relèvent plus du bien-être que de la joie. La joie se trouve ailleurs.
Dans une histoire de rupture, bien sûr, il y a deux histoires, deux points de vue, et le doute qui plane au-dessus de tout cela.
Que fait cette rupture à nos corps, à nos vies, au développement de l’individu que nous sommes. Quand cette rupture vient chavirer les fondements mêmes de la construction de notre être au monde ?


La responsabilité

Où s’arrête notre responsabilité ? La responsabilité que nous avons envers nos familles, ces règles non écrites que nous devons appliquer pour le bon fonctionnement de la société.
Comment prendre soin des autres ?
Au sein de la famille, on entend des phrases comme “la seule chose qui compte, c’est la famille”, “on doit pouvoir compter sur la famille”, “on doit faire des efforts”, et ces phrases là nous ancrent précisément dans cette posture de sacrifice, d’effort.
Comment avouer aux siens le sentiment d’être empêché par son enfant en bas âge, ou la crainte de ne pas être suffisamment solide pour accompagner son parent malade ?
Et si on s’autorisait à appréhender autrement le socle familial, si une famille hétéronormée patriarcale n’était pas l’idéal à atteindre, au nom duquel il fallait tout supporter, tout encaisser ?
Comment peut-on continuer de se construire ou déconstruire des croyances, quand parfois on a l’impression que la vie est remplie d’obligations ?
Mais c’est dans ces contraintes là que l’on commence à se connaître, à connaître ses limites.
Comment faire pour accepter cette rupture… avec les siens ?


Construction sociale

Les interactions dans le cadre familial peuvent sembler comme une soumission de son corps, une humiliation de ses valeurs. La liberté de penser, de s’exprimer, de ne pas céder aux déterminismes décourageants, face à l’intransigeance du système, la seule issue serait de trouver un moyen de persévérer.
Car oui, les hommes, le système, même les femmes, vont essayer de briser nos envies, nos rêves.
Le seul but étant de nous faire rentrer dans le moule, de ne pas faire de vagues…
Et dans cette absurdité du monde, mais que faire de nos déceptions ?
En somme, il s’agirait de refaire tout le système de pensée.
Il est vrai que, dans encore beaucoup de systèmes patriarcaux, nos rapports familiaux sont merchandisés, on consomme les relations avec nos parents comme un vulgaire bien de consommation.
Pour la simple raison que nous ne serions pas adaptés pour vivre seuls.
Cette valeur-là, est-ce celle que nous voulons chérir ?
Or, j’aime l’idée que la famille, ce sont les personnes que j’aime de manière inconditionnelle.
Dans ce cas-là, une autre question se pose : comment sait-on que l’on aime quelqu’un ?
On dit que l’on aime notre mère, car elle a pris soin de nous quand nous étions malades, ou qu’elle nous a consolés ; en somme, l’amour, bien qu’il soit inconditionnel ou désintéressé, prend naissance dans la contrainte, il naît à partir d’une privation de soi, d’une inquiétude, d’un amoindrissement des pensées autocentrées, d’une ouverture vers l’autre.

Dans cette relation contrariée, dans le meilleur des cas, se forme la famille.
Alors, que se passe-t-il précisément dans nos vies, qu’est-ce que cela fait à nos corps, à nos existences, quand quelqu’un tombe en désamour, blesse, est violent ?
Tout le contraire de ce qui avait été convenu, donc.
Il y a une dissonance cognitive, la colère a éclaté, la rage a pris corps dans la totale incompréhension.
Tel un enfant découvrant l’absence du Père Noël, il se sent trahi.
La famille sera désormais vue non pas comme un havre de sécurité et d’amour, mais plutôt comme une construction sociale pas très solide.
Le jeu malsain de soumission peut s’arrêter, car la mise de départ des valeurs communes n’est pas partagée par tous.


La rupture

Assumer la rupture, car elle est en nous, que nous soyons d’accord ou non, mais la question serait de se demander si je la laisse me transformer.
Eh bien, je ne suis pas adepte de toutes ces idées selon lesquelles on ressort plus fort d’une épreuve, qu’on devient meilleur. Non, moi, je crois qu’on ressort abîmé, triste, ayant perdu la foi en l’humain, ou dans le meilleur des cas, lucide.
Mais pourquoi vouloir abîmer ceux à qui l'on disait aimer ?
Bien que la douleur soit inévitable, c'est dans cette douleur que se trouve le potentiel pour une reconstruction, n’ayant guère d’autre choix.
Se présenter au monde sans les personnes ayant quitté notre vie.
On construit de nouvelles relations avec le goût amer de la déception dans la bouche.

 

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Par Loucine Asatryan

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